La source et les débuts du mouvement ouvrier de Guadeloupe

La classe ouvrière de Guadeloupe a une longue histoire qui prend sa source directe dans la situation dramatique des travailleurs au cours des années qui succédèrent à l’abolition de l’esclavage en 1848. Mais une origine plus lointaine de l’organisation et de la combativité des travailleurs de Guadeloupe se situe dans la période esclavagiste elle-même.

Pendant l’esclavage, un certain nombre d’esclaves se regroupaient dans des associations comme les «grenats» ou les «violettes» dont certaines existent toujours. Ces associations étaient alors interdites par la loi esclavagiste. Mais leur existence correspondait au besoin des esclaves de se retrouver autour d’une fête, d’un repas, d’une danse et de se porter secours mutuel en cas de maladie ou de décès. C’était déjà une manière de résister à l’oppression esclavagiste.

Cela dit, les luttes directes contre l’esclavage furent nombreuses.  Les dernières d’entre elles eurent lieu en 1848. Rappelons que le gouverneur de la Guadeloupe dut publier l’acte d’abolition de 1848 avant même qu’il parvienne aux Antilles, car la révolte des esclaves couvait. C’est donc une situation pré insurrectionnelle qui précipita la publication du décret d’abolition.

Aux lendemains de l’abolition, 80 000 esclaves devinrent des hommes et des femmes libres, mais libres seulement de vendre leur force de travail. La misère de cette classe ouvrière naissante était terrible, généralisée. La famine était aggravée par l’alcoolisme et la mortalité était très précoce, surtout la mortalité infantile. L’espérance de vie dépassait à peine 30 ans.

Une société divisée en classe et en races

On distinguait deux classes sociales principales:

  • D’une part, les grands propriétaires terriens, les maîtres des usines c’est-à-dire, les békés, ou blancs «blancs pays» et les industriels français en Guadeloupe qui tiraient leur puissance de la possession de  la terre.
  • D’autre part, les ouvriers agricoles attachés à la terre et les ouvriers d’usine à sucre, qui travaillaient au profit de cette classe dominante.

La classe dominante  possédait  la moitié de la surface cultivée, soit 30 000 ha. La seule possession du sol conférait à cette classe  une puissance économique considérable. En effet 60 à 80% de la main d’œuvre dépendait des habitations sucrières et de l’usine.

Les conditions de travail et de vie des ouvriers

La classe ouvrière,  principalement  constituée d’ouvriers agricoles, formait la majorité de la population. Les conditions de vie des ouvriers agricoles étaient déplorables.

Le travail de la culture et de la récolte de la canne était effectué par deux types d’ouvriers :

Les gens casés

Il s’agissait de travailleurs logés gratuitement avec leurs familles sur l’habitation. En échange  de la case et du jardin, ils étaient obligés de travailler gratuitement pour les propriétaires.

Beaucoup de propriétaires considéraient que la case et le jardin s’ajoutaient au salaire et justifiaient la modicité de celui ci.

Si bien que lorsque les travailleurs réclamaient une augmentation de salaire, les propriétaires avançaient cet argument. Et même, pour satisfaire les revendications ouvrières, les patrons allaient jusqu’à supprimer ces soi-disant avantages qu’étaient la case misérable et le jardin.

Les ouvriers «casés» étaient donc à la merci du propriétaire. Ce dernier utilisait tous types de moyens pour s’enrichir sur leur dos.

Les gens étrangers

Les «gens étrangers» étaient des ouvriers agricoles. Ils étaient embauchés généralement à la journée ou à la semaine. Le mardi, l’économe de l’habitation recrutait les ouvriers qui étaient confiés au commandeur pour les «petites bandes» (ti bann)  (enfants de 9 ans à 14 ans) et au chef d’équipe pour les ouvriers assurant la plantation de la canne. Contrairement aux «gens casés», ils n’étaient pas astreints à la même discipline. Ils étaient libres d’avoir leur «jardin» et de vendre les produits de leur récolte au bourg ou en ville.

Qu’ils soient gens «casés» ou gens «étrangers», les ouvriers agricoles n’avaient aucun rapport avec le béké, «l’habitant», autre qu’un rapport d’exploité à exploiteur.

La paye était assurée par le géreur, assisté de son économe et d’un «commandeur». Certains, une fois la paye terminée, étaient très déçus. Leur salaire était réduit soit à cause de la déduction faite de leur débit à la boutique du géreur, soit à cause du «piquant». Le «piquant» était la retenue sur le salaire total à la suite d’une malfaçon. Par exemple, s’il ne manquait que quelques tronçons à la tâche, le coupeur perdait une partie de son salaire. Le terme «piquant» venait de ce que la journée du travailleur était dénoncée par l’économe comme une tâche mal faite. Ce genre de pratique était courant. L’objectif était évidemment de réduire le salaire.

Les ouvriers d’usine 

Les enfants étaient en général employés au basculeur de cannes, aux trains de moulins, à la chaufferie. Les femmes étaient affectées aux sorties de bagasse et plus spécialement aux besognes de nettoyage, balayage, récurage de l’usine, lavage des toiles de filtre. Les hommes se répartissaient en deux groupes : manœuvres et ouvriers.

  • Les manœuvres étaient ceux qui surveillaient et assuraient l’alimentation du monte-cannes ou des entraîneurs de bagasses, et ceux qui étaient employés aux filtres-presses, aux pompes et à l’emballage.
  • Les ouvriers étaient les forgerons, les mécaniciens, les chauffeurs de locomotive, les chaudronniers, les ajusteurs, les cuiseurs ; les charpentiers de l’atelier.

Les femmes et les enfants

Les femmes et les enfants représentaient 50% de la population active dans la canne. Les femmes étaient souvent employées dans les champs de cannes, aux travaux de préparation du sol, pendant l’arrière saison, ou comme amarreuses ou porteuses d’eau pendant la récolte.

Les conditions de vie de la population travailleuse essentiellement noire étaient catastrophiques. Dans les faubourgs de Pointe à Pitre par exemple, elle vivait dans sa grande majorité dans des quartiers  déshérités, des cases sordides et misérables, livrée à la malaria, au typhus, à la tuberculose, au pian, à la  chique, à l’éléphantiasis.

C’est dans ce contexte marqué par la situation coloniale, les antagonismes de classe et de race, marqué par l’extrême misère des travailleurs, par la morgue, le racisme des patrons de la canne que surgirent les premiers syndicats, les premières luttes ouvrières, avec les premiers dirigeants noirs comme Hégésippe Légitimus. Mais la cause immédiate du mécontentement fut la situation issue de la crise sucrière. En effet, les crises sucrières successives à partir de 1883, firent réagir les capitalistes du sucre. Pour maintenir leurs profits à un niveau satisfaisant, ils diminuèrent les salaires de l’ensemble de la population active agricole de près de moitié.

Les travailleurs n’eurent alors pas d’autre choix que d’entrer en lutte.

Et pour la première fois dans l’histoire des Antilles, à la fin du 19ème siècle va apparaitre un parti ouvrier avec les premiers rassemblements ouvriers (par exemple les manifestations du 1er mai), les premières propagandes ouvrières, la politisation ouvrière. Tout cela était l’œuvre  des premiers militants socialistes de la Guadeloupe.